A la Recherche de LUCA

(the Last Universal Common Ancestor)

Patrick Forterre






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   Pour la première fois, des scientifiques venant d'horizons différents se sont réunis pour réfléchir sur la nature du dernier ancêtre commun à tous les êtres vivants actuels. La fondation des Treilles a permis l'organisation sur ce thème d'un colloque sortant du cadre habituel des conférences scientifiques. De nombreux participants ont présenté plusieurs communications, certaines d'entre elles improvisées. Très vite, l'atmosphère de convivialité propre aux Treilles a fait naître chez tous les membres de notre petit groupe (dont beaucoup ne s'étaient jamais rencontrés auparavant) le sentiment d'appartenir à une même communauté, à l'aube d'une nouvelle aventure scientifique. Dans un domaine (les premiers pas de la vie sur terre) où les confrontations d'idées (et parfois de personnalités) peuvent être vives, l'atmosphère lumineuse de la Provence permettait la discussion des hypothèses les plus contradictoires en toute sérénité.



  L'objectif premier du colloque était de rassembler des chercheurs appartenant à des "tribus" scientifiques différentes. Chaque tribu a ses rites propres, en particulier ses grandes conférences organisées à intervalles réguliers, ses journaux de prédilection et ses grands ténors. Les membres de ces différents clans se mélangent rarement, et seuls quelques audacieux vont parfois jusqu'à se faire accepter dans deux ou trois tribus différentes. Aux Treilles, cinq d'entre elles au moins étaient représentées : celle des chercheurs passionés par le problème des origines de la vie, dont le grand meeting international, qui a lieu tous les trois ans, venait juste de se tenir à Orléans, celle des archaeo-microbiologistes, spécialistes du troisième groupe d'êtres vivants sur terre, les archaeabactéries ou archaées, celle des thermophilistes, qui étudient la vie microbienne à très haute température (jusqu'à 110°C), celle des évolutionistes moléculaires, qui essayent de retrouver la généalogie de tous les êtres vivants (l'arbre universel) en comparant les séquences de leurs macromolécules, et enfin celle des génomistes, une nouvelle tribu en formation, dont l'objectif est l'analyse exhaustive des génomes, rendue possible grâce aux grands programmes de séquençage systématique de l'ADN.



  Quelques participants n'appartenaient à aucune des cinq tribus mentionnées, ils avaient été choisis en raison de leur compétence reconnue dans un domaine dont l'importance paraissait cruciale pour aborder le problème du dernier ancêtre universel. Certains étaient confrontés pour la première fois aux grandes questions posées par l'évolution du vivant, et ils ne furent pas les moins enthousiastes.



  La plupart des chercheurs présents étaient des expérimentalistes, ils ont derrière eux une longue tradition de prudence, de rigueur, allant parfois jusqu'à la méfiance pour toute idée trop spéculative. En particulier, le réductionisme de la biologie moléculaire et la coupure qui s'est créée depuis cinquante ans entre les biochimistes "purs et durs" et les évolutionistes sont des obstacles majeurs dans un domaine où l'imagination joue un rôle déterminant. De ce point de vue, Christian de Duve a joué un rôle irremplaçable au cours de ces journées. Prix Nobel, doyen de notre colloque, et reconnu pour ses travaux de biologie cellulaire, il a fait preuve d'une imagination fertile, jouant un rôle particulièrement actif dans nos discussions. Nous espérons tous maintenant que le colloque des Treilles aura été l'acte fondateur d'une nouvelle thématique de recherche à part entière : à la recherche de LUCA (the Last Universal Common Ancestor).



  LUCA a été baptisé aux Treilles, nous ne savons pas encore si ce nom s'imposera, il ne fait même pas l'unanimité entre nous. D'autres termes ont été proposés au cours des années : le nom progenote, avancé en 1977 par Carl Woese (le créateur du concept d'archaebactéries) a eu son heure de gloire, mais il semble sur le déclin. La notion de progénote est en effet associée à la conception d'un ancêtre particulièrement primitif, beaucoup plus simple que la plus simple des cellules actuelles, ce qui ne correspond plus à la pensée de nombreux spécialistes. La vision majoritaire aujourd'hui est plutôt celle d'un ancêtre commun ressemblant aux bactéries ou aux archaées, et pour quelque uns, celle d'une créature intermédiaire entre les procaryotes (cellules sans noyau) et les eucaryotes (cellules avec noyau).



  Le terme cenancestor (de la racine grec cen, ensemble) proposé par Fitch en 1987, a la faveur des puristes. Pour d'autres, il présente l'inconvénient d'être incompréhensible au commun des mortels, et même au commun des biologistes. L'appellation "dernier ancêtre commun" (Last Common Ancestor) est de plus en plus utilisée dans la littérature. José Castresana, lors de notre colloque a fait remarquer qu'il est aussi trop vague. Le terme "dernier ancêtre commun" peut être utilisé (et il l'est en effet) pour tout groupe d'organismes.



  LUCA est un compromis entre LCA et LUA (last universal ancestor) proposé à ce colloque par Christos Ouzounis. Il pourrait être médiatique, de LUCA à LUCY résumant la trajectoire de l'évolution du vivant. Il définit une entité sympathique, c'est lui qui a ensemencé notre planète, nous sommes tous ses descendants.



  Pourquoi focaliser notre attention sur ce personnage clef de notre histoire ? Pourquoi un colloque sur ce thème aujourd'hui ? Pendant longtemps la recherche sur les origines de la vie s'est uniquement consacrée à comprendre comment étaient apparues les premières molécules du vivant sur notre planète. Une fois celles-ci présentes, la suite allait de soi. Il n'y avait pas de place pour LUCA dans ces recherches. De leur côté, les biologistes cellulaires et moléculaires (à de très rares exceptions) n'allaient pas perdre leur temps (très précieux) à spéculer sur un ancêtre insaisissable, alors que s'offrait à eux l'inépuisable richesse de modèles d'études, bien réels ceux-là (en protéines et en acides nucléiques).



  La situation a bien changé aujourd'hui, précisément grâce aux progrès de la biologie moléculaire. On s'est aperçu, en comparant les molécules du vivant chez tous les organismes (des bactéries à l'homme) qu'elles présentaient des points communs, mémoire fossilisée de leur lointain ancêtre. Ce sont ces recherches qui ont conduit à découvrir la présence sur terre d'un groupe de procaryotes, les archaées, aussi éloignés des bactéries que des eucaryotes.



  En comparant les mécanismes fondamentaux du vivant dans les trois domaines (bactéries, archaées et eucaryotes) il devenait alors possible de définir "le plus petit dénominateur commun aux trois" : LUCA.



  Il restait à faire le lien entre les biologistes amoureux de l'évolution, qui se rapprochent ainsi des origines premières en remontant dans le passé, et les pionniers des recherches sur les origines de la vie, qui essaient depuis l'expérience fondatrice de Stanley Miller en 1953 de partir du point 0 (soupe primitive ou aurore de pierre) pour avancer vers le présent. Le temps était venu de rassembler les tribus.




Quelques questions débattues aux Treilles





Est-il possible de dresser un portrait-robot de LUCA ?




  La comparaison des gènes présents dans les trois domaines du vivant est l'une des approches privilégiées pour accéder à la connaissance de LUCA. Ceci nécessite au préalable l'inventaire complet des gènes présents dans chaque domaine. Ce travail devrait bénéficier du grand nombre de génomes qui vont être complètement séquencés dans les années à venir. Un certain nombre d'entre eux sont déjà terminés. Le colloque des Treilles se tenait en fait à peine trois mois après la publication de la séquence complète du génome de la levure de boulangerie, Saccharomyces cerevisiae , et un mois avant la publication dans Science du premier génome d'une archaée, Methanococcus jannaschii . Odile Ozier-Kalogeropoulos a donc présenté les résultats obtenus avec l'analyse complète de S. cerevisiae , tandis que Nikos Kyrpides nous donnait en avant première un aperçu de ceux obtenus en analysant le génome de M. jannaschii .



  Christos Ouzounis et Nikos Kyrpides ont présenté un premier travail comparatif préliminaire entre les génomes des organismes appartenant aux trois domaines. Ce travail devrait déboucher sur l'inventaire des protéines communes aux trois domaines, c'est à dire présentant des similarités de séquence telles que l'on peut raisonnablement supposer qu'elles dérivent toutes d'un même ancêtre commun (en terme technique, ces protéines sont dites homologues). Ces protéines homologues ont de fortes chances d'avoir été présents chez LUCA. J. Brown a proposé l'établissement sur Internet d'un serveur pour faciliter et coordonner ce travail de génomique comparative, et établir ainsi la liste de ces protéines.



  D'ores et déjà, les premier résultats suggèrent un degré de complexité inattendu chez LUCA. Celui-ci aurait sans doute déjà possédé plusieurs milliers de gènes (donc de protéines différentes). Il semble que tous les grands systèmes qui permettent le maintien et l'expression du matériel génétique étaient déjà présents, ainsi que de nombreuses capacités métaboliques. José Castresana apportait de solides arguments pour avancer l'idée iconoclaste selon laquelle les mécanismes moléculaires de la respiration de l'oxygène étaient déjà présents chez LUCA, en dépit d'un environnement en apparence dépourvu d'oxygène ! L'oxygène était-il déjà present sur notre planète dans des niches localisées, ou bien les mécanismes de la respiration oxydative avaient-ils une autre fonction à l'époque de LUCA ?



  Une question plus générale reste posée : la présence d'un même gène dans les trois domaines à l'heure actuelle est-elle toujours synonyme de sa présence chez LUCA ? Quid des transferts de gènes qui ont pu répandre dans l'ensemble du monde vivant une invention apparue plus tardivement dans l'un des trois domaines ? En particulier, Jim Brown et Hervé Philippe ont montré que de nombreuses phylogénies protéiques suggèrent le transfert d'un très grand nombre de gènes impliqués dans le métabolisme des bactéries vers les eucaryotes, sans doute par l'intermédiaire des mitochondries, organites cellulaires qui ont évolués dans les cellules eucaryotes à partir d'anciennes bactéries endosymbiotiques.


Communion autour de LUCA



  Comprendre l'origine et l'évolution des génomes actuels en vue de remonter dans le temps, nécessite également de comprendre les mécanismes de leur évolution récente. L'analyse comparée de génomes d'organismes proches sur le plan évolutif est très instructive de ce point de vue. Odile Ozier-Kalogeropoulos a ainsi comparé une partie du génome de la levure Kluyveromyces lactis  avec celui de S. cerevisiae , tandis que Renaud de Rosa a comparé le génome de deux bactéries, le colibacille Escherichia coli , dont plus de 60% de la séquence est connue, et le pathogène Haemophilus influenzae , dont la séquence a été complètement déterminée l'année dernière. Ces travaux mettent en évidence des différences très importantes dans les vitesses d'évolution d'un gène à l'autre (donc d'une protéine à l'autre), des phénomènes de pertes rapides (au regard de l'évolution) et massives de certains gènes, et enfin un grand nombre de protéines dites paralogues, c'est à dire ayant divergé par duplication à partir d'un gène ancestral commun.



  L'évolution rapide de la séquence de certaines protéines rend difficile la mise en évidence de leur relation de parenté d'un domaine à l'autre. Ceci pourrait en partie expliquer la présence dans les génomes complètement séquencés de nombreux gènes codant pour des protéines qui n'ont pas d'homologues détectables dans les deux autres domaines. Dans certains cas, il est possible de mettre en évidence des ressemblances d'un domaine à l'autre au niveau de la structure des protéines en trois dimension. Chris Sanders a ainsi présenté un travail d'analyse structurale qui annonce la mise en place d'une stratégie systématique visant à identifier le plus grand nombre de gènes et de fonctions possibles dans les génomes entièrement séquencés. Le nombre de gènes ayant des homologues dans les trois domaines (donc susceptibles d'être déjà présents chez LUCA) devrait ainsi augmenter dans les années à venir.






Quelle racine pour l'arbre universel ?


  Que faire des gènes qui ne sont présents que dans deux domaines ? Etaient-ils déjà présents chez LUCA et dans ce cas, ont-ils été perdus par la suite dans l'un des trois domaines, ou bien sont-ils apparus dans une branche commune à deux domaines ? Le problème est complexe ; en effet certains gènes ne sont présents que chez les bactéries et les archaebactéries, d'autres chez les archaebactéries et les eucaryotes, d'autre encore chez les bactéries et les eucaryotes.


S. Miller & C. de Duve



  Si l'on met de côté le problème de l'échantillonnage, il serait a priori plus facile de répondre à la question posée si l'on connaissait l'emplacement de la racine de l'arbre universel qui relie les trois domaines entre eux. Il s'agit là d'une question très controversée. De nombreux auteurs situent actuellement cette racine dans la branche des bactéries (les eucaryotes et les archaebactéries étant dans ce cas des groupes frères). Jim Brown a présenté des résultats allant dans ce sens, basés sur des arbres universels fondés sur des protéines ayant divergé à partir d'une duplication avant la séparation des trois domaines.


La position de LUCA et des Hyperthermophiles



Ce résultat pourrait expliquer la présence de nombreux caractères de type "eucaryotes" chez les archaées, ainsi que les phylogénies protéines qui associent archaées et eucaryotes. Il existe toutefois d'autres phylogénies qui associent archaées et bactéries. Jim Brown les interprète en terme de transfert de gènes d'un domaine à l'autre.



  La validité de ces résultats est toutefois contestée par Patrick Forterre et Hervé Philippe, à partir d'études sur la variabilité d'évolution des différentes positions d'acides aminés d'une même protéine. Selon eux, il ne reste plus d'information exploitable permettant d'enraciner des arbres fondés sur des séquences ayant divergé depuis si longtemps. Pour Hervé Philippe, les arbres aberrants entre protéines des trois domaines (par exemple ceux qui ne permettent pas de retrouver la division en trois du monde vivant) sont la norme, et ce sont les arbres "cohérents" qui demandent à être expliqués. Il suggère que l'apparition de groupes "monophylétiques" dans un arbre moléculaire traduit un changement important dans la structure/fonction de la molécule étudiée.



  Il est important de noter que la position de la racine de l'arbre universel dans la branche des bactéries favorise l'idée selon laquelle LUCA ressemblait aux procaryotes actuels. Néammoins, tant que la position de la racine ne sera pas connu avec certitude, cette question reste ouverte. En particulier, si la racine se situe dans la branche des eucaryotes, LUCA pourrait tout aussi bien ressembler à une cellule de ce type !






La transition eucaryote/procaryote (ou vice-versa ?)


  Pour Christian de Duve, LUCA ressemblait beaucoup à une bactérie (ou une archaée) actuelle. Il présente un scenario astucieux qui envisage la transition des procaryotes vers les eucaryotes dans un milieu quasi-solide avec perte de la paroi bactérienne suivie de l'expansion de la membrane cytoplasmique pour permettre la phagocytose. Cette expansion aboutissant à la formation des réseaux membranaires intracellulaires caractéristiques des cellules eucaryotes.


G. Ourisson & N. Glansdorff



  D'autres participants sont au contraire en faveur d'un LUCA dont le génome était plutôt de type eucaryote. Pour Nicolas Glansdorff, les opérons sont apparus tardivement, peut-être dans une lignée commune aux archaées et aux bactéries. Pour Rudiger Cerff, le génome de LUCA était fragmenté en de nombreux chromosomes dont les gènes contenaient des introns. Patrick Forterre pense que LUCA n'était ni un procaryote, ni un eucaryote, mais un organisme de type intermédiaire, dont les descendants ont opté pour des stratégies adaptatives opposées : l'adaptation vers la miniaturisation et la rapidité maximale de réplication ayant conduit aux procaryotes, celle visant à se nourrir d'autres organismes par prédation ayant donné naissance aux eucaryotes.



  Pour plusieurs participants, LUCA n'était pas un organisme, mais une collection d'organismes divers échangeant leurs gènes plus ou moins sans contrainte. On retrouve à ce propos un débat du même type que celui qui touche au problème de l'Eve Africaine. Sans doute aurait-il fallut associer à nos reflexions un généticien des populations. Nous avons regretté l'absence de Miroslav Radman, empéché à la dernière minute de participer à notre colloque. Son laboratoire étudie les mécanismes de spéciation au niveau moléculaire, et il semble que certains d'entre eux soient commun aux bactéries et aux eucaryotes, est-ce à dire que les notions d'espèce et de barrière d'espèce existaient déjà à l'époque de LUCA ?



  Une autre question essentielle reste posée, quelle invention décisive, apparue avec LUCA, lui a donné une prédominance telle sur ses compétiteurs de l'époque que seuls ses descendants peuplent aujourd'hui notre planète ?






LUCA était-il un hyperthermophile ?


  Certains auteurs pensent que la vie est apparue à très haute température et que LUCA lui-même était un hyperthermophile (organisme vivant entre 80 et 110°C). Toutefois, Stanley Miller et Antonio Lazcano nous ont mis en garde contre le danger d'extrapoler les conditions de vie supposées de LUCA à celle des origines. Nous avons vu en effet que LUCA était déjà un organisme très sophistiqué, son apparition a donc été précédée par une longue période d'évolution. Stanley Miller insiste également sur l'instabilité de nombreux composés prébiotiques à très haute température. Stanley Miller et Patrick Forterre mettent l'accent sur la contradiction qui existe entre l'idée d'une évolution primordiale qui se serait entièrement produite à haute température (de l'origine à LUCA) et l'hypothèse du monde à ARN, compte-tenu de l'instabilité de cette molécule aux températures voisines du point d'ébullition de l'eau. Piero Cammarano présente toutefois de nouvelles données sur l'évolution des facteurs d'élongation (qui interviennent dans la synthèse des protéines) en faveur de l'ancienneté des bactéries hyperthermophiles. Là encore, la fiabilité des analyses de phylogénie moléculaire est au centre du débat. Patrick Forterre fait remarquer que les résultats obtenus avec les ARN ribosomaux, qui sont généralement interprêtés en faveur de l'ancienneté des hyperthermophiles (leurs branches se signalent par une longueur réduite), pourraient être entachés d'erreur, étant donné leur teneur plus élevée en résidus GC, ce qui doit avoir pour effet de réduire artificiellement leur vitesse d'évolution.



  Nicolas Glansdorff pense que la formation des opérons a pu se produire en réponse à l'adaptation des procaryotes aux conditions thermophiles, tandis que Purificacion Lopez-Garcia présente un nouveau scénario qui envisage un ancêtre thermophile modéré pour les bactéries et les archaées. Ce scénario est basé sur l'étude des enzymes qui introduisent des superhélices dans la molécule d'ADN (gyrase et réverse gyrase) et sur l'hypothèse d'une géométrie précise de cette molécule nécessaire à son fonctionnement. Cette géométrie aurait été initialement adaptée à des températures aux alentours de 50 à 70°C ; la gyrase et la réverse gyrase seraient ensuite apparues pour permettre l'adaptation des organismes à des températures respectivement plus basses et plus hautes. En effet, l'action de ces enzymes permet de contrecarrer l'effet des changements de température sur la double hélice d'ADN (ouverture à haute température, compression à basse température).



  Que les hyperthermophiles soient ou non plus proches de LUCA, leur étude est un domaine de recherche particulièrement fascinant. Franck Robb a présenté des expériences qui mettent en évidence les mécanismes permettant aux protéines des archaées hyperthermophiles de fonctionner à des températures voisines du point d'ébullition de l'eau. L'une des stratégies utilisées est la formation de réseaux d'interactions ioniques à la surface de la protéine. Il a d'autre part présenté les premiers résultats montrant que les archaebactéries hyperthermophiles sont particulièrement résistantes aux radiations ionisantes. Ces organismes doivent posséder des mécanismes de réparation de l'ADN extêmement performants.






L'âge de LUCA.


  Quelques mois avant la tenue de notre colloque, un article publié dans la revue américaine Science avait rajeuni LUCA. Il aurait vécu il y a deux milliards d'années, et non 3,5 ou 4 comme on le pensait précédemment d'après l'examen des microfossiles trouvés dans les quelques roches sédimentaires de cette époque encore détectables. Hervé Philippe a soumis les données de ce travail à une analyse critique approfondie d'où il ressort que le chiffre avancé de 2 milliards d'années repose sur des données de très mauvaise qualité. Les arbres phylogénétiques de protéines utilisés donnaient pour la plupart des résultats aberrants et la calibration de l'horloge moléculaire est elle-même en question.


M. Fontecave & O. Ozier-Kalogeropoulos






Peut-on remonter dans le temps, au-delà de l'époque où vivait LUCA ?


  La complexité de LUCA suggère qu'une longue période (tout au moins en terme de changements évolutif) a précédé son émergence. Les premiers pas de la vie sur notre planète ont été l'apparition et l'assemblage des constituants moléculaires de la vie jusqu'à l'apparition des premières cellules. Le génome de ces premières cellules était sans doute constitué par des molécules d'ARN et non pas d'ADN. Contrairement à l'ADN, l'ARN peut en effet jouer à la fois le rôle d'enzyme et de matériel génétique. Stanley Miller et Christian de Duve pensent que l'apparition de l'ARN a été elle-même un événement tardif, en effet, cette molécule ne semble pas pouvoir être synthétiser par les méthodes simples de la chimie prébiotique. L'ARN aurait donc été précédé par des molécules dont nous ne connaitrons sans ddoute jamais la nature exacte.



  Des premières cellules à ARN jusqu'à LUCA, le chemin a dû être encore très long, toujours en terme de changements évolutifs. Patrick Forterre suggère de diviser cette évolution en plusieurs périodes : les deux âges du monde à ARN (avant et après l'invention par l'ARN du système actuel de synthèse des protéines) et le premier âge du monde à ADN (de la première cellule à ADN jusqu'à l'émergence de LUCA). Comment obtenir des informations sur ces différentes étapes ? Selon lui ; les virus à ARN et certains virus à ADN pourraient être des descendants d'organismes cellulaires ayant vécu avant LUCA. Ils n'auraient survécu à la domination de ce dernier qu'en parasitant ses descendants. L'étude de la biologie moléculaire des virus pourrait donc apporter des informations sur les étapes de l'évolution antérieure à LUCA.



  Un événement essentiel de toute cette évolution a été l'invention de l'ADN. Aujourd'hui, la synthèse de l'ADN dépend d'une enzyme clef, la ribonucléotide réductase (RNR), qui fabrique les précurseurs de cette molécule à partir des précurseurs de l'ARN (réduction par élimination d'un oxygène du ribose de l'ARN pour donner du déoxyribose). Marc Fontecave a fait le point de nos connaissances sur les trois classes de RNR connues à ce jour et sur leur distribution dans le monde vivant. Il a présenté la caractérisation par son équipe de la première RNR d'archaebactérie, en collaboration avec Franck Robb. Ce travail permet pour la première fois de montrer que les trois classes de RNR dérivent d'une même enzyme ancestrale. Marc Fontecave et Franck Robb ont profité de leur présence commune aux Treilles pour rédiger un article rapportant cette découverte. L'existence d'une RNR homologue dans les trois domaines du vivant conforte l'idée selon laquelle le génome de LUCA était déjà constitué d'ADN.



  Pour établir les portraits robots des prédecesseurs de LUCA, Antonio Lazcano propose d'utiliser les protéines paralogues dont l'origine (par duplication de gènes) est antérieure à celle de LUCA. Arturo Becerro a présenté un exemple de mise en oeuvre de cette stratégie dans l'étude de l'évolution des gènes impliqués dans certaines voies métaboliques. Un autre exemple d'analyse comparative des voies métaboliques dans les trois domaines a été présenté par Nicolas Glansdorff. Là encore, le problème est de distinguer duplications ayant eu lieu avant ou après LUCA, seules les premières pouvant permettre de reconstituer l'histoire des gènes antérieur à LUCA. Bernard Labedan et Renaud de Rosa ont montré en effet que les duplications récentes sont nombreuses chez les bactéries et Odile Ozier-Kalogeropoulos a rapporté des résultats du même ordre chez la levure.


P. Lopez Garcia, B. Labedan & R. deRosa



  Bernard Labedan a résumé des travaux faits en collaboration avec Monica Riley sur les familles de protéines chez E. coli  qui suggèrent que beaucoup de protéines ancestrales étaient déjà formées de grands modules dont la taille et la fonction étaient proches de celles des protéines actuelles. Pour retrouver les homologies les plus anciennes, il faudra sans doute en venir à une analyse des protéines en terme modulaire et à des analyses structurales du type de celles proposées par Chris Sander. Le problème sera alors de distinguer entre homologie (structure commune héritée d'un ancêtre commun) et analogie (structure commune acquise par évolution convergente). En fait, tout le monde est tombé d'accord sur la nécessité de combiner les études génomiques (comparaison de séquences) et les données structurales qui peuvent être plus informatives au niveau des fonctions, afin d'analyser l'évolution de ces dernières, qui sont les véritables cibles de la sélection naturelle.



  Finalement la question se pose : est-il possible d'extrapoler du métabolisme actuel vers le métabolisme ancestral ? Guy Ourisson a présenté une tentative de ce genre dans le cas des membranes cellulaires qu'il considère comme ayant dû se former très tôt, peut-être avant tout autre processus. Il a montré comment la très grande variété des amphiphiles membranaires actuels, souvent découverts à partir de leurs "fossiles moléculaires" isolés de sédiments, forme une série évolutive. Par une analyse rétrograde, il en déduit que les premières membranes ont pu être formées par des phosphates de polyprényle, qu'il a obtenus par des réactions abiotiques - et donc peut-être prébiotiques.



  De son côté, Christian de Duve remonte du métabolisme actuel jusqu'au proto-métabolisme qui a précédé le monde à ARN (le monde à thioesters qu'il a popularisé dans son ouvrage Construire une cellule). Il s'élève contre l'idée absolutiste d'un monde à ARN omnipotent. Selon lui, toutes les enzymes actuelles n'ont pas été précédées par le ribozyme correspondant, et il faut imaginer un monde de catalyseurs peptidiques efficaces et très tôt diversifiés. Stanley Miller, qui avait fait le point sur l'état actuel de la recherche dans le domaine des origines de la vie dans sa conférence introductive, propose en conclusion un véritable programme de recherche expérimental pour relier la chimie prébiotique au métabolisme contemporain et avance plusieurs pistes nouvelles.


P. Cammarano, P. Lopez Garcia, A. Lazecano & A. Becerra



  En conclusion, Christian de Duve a souligné la qualité et l'intensité des discussions. En apparence, chacun avait gardé son point de vue sur les questions chaudement débattues, mais il était évident que les arguments apportés par les uns et les autres allaient nourrir dans les mois à venir de nombreuses reflexions, remises en questions, ou approfondissement des diverses hypothèses. La plupart d'entre nous vont se retrouver pour la rédaction d'une série d'articles à paraître dans un numéro spécial consacré à notre colloque par la revue internationale "Journal of Molecular Evolution". De l'avis de plusieurs participants, il s'agissait de l'une des meilleurs réunions scientifiques à laquelle ils avaient eu l'occasion de participer (le cadre des Treilles étant pour beaucoup dans cette appréciation), et nous espèrons tous renouveller cette expérience dans les années à venir.








 

 

Plusieurs articles issus de ces rencontres passionnantes ( ainsi que de nouvelles collaborations engagées aux Treilles ) ont étés publiés dans un numéro spécial de la revue "Journal of Molecular Evolution" Vol 49, Oct 1999.





Dernière révision le 22/01/97